Qu’est-ce que c’est, ce fameux Royaume tant promis dans la chrétienté? C’est à cette question que tente de répondre le récit d’Emmanuel Carrère, même si, de bonne réponse, il n’y en a sûrement pas qu’une seule. Mais c’est cette quête historico-philosophique qui guide la plume de l’auteur à travers cette brique de plus de 600 pages, melting-pot d’éléments biographiques, d’analyse théologique et de fiction.
Drôle d’objet, donc, que ce Royaume. Ai-je aimé? En fin de compte, oui. Mais, pas tout. Et j’ai eu besoin de beaucoup de persévérance.
Je me serais passée des 142 premières pages, qui m’ont fait bâiller. Il y est question de l’auteur, de sa conversion temporaire au christianisme (ça a duré trois ans, je crois — depuis, il est redevenu athée, ou du moins agnostique), de sa vie à l’époque et de sa démarche. Aucun intérêt pour moi. Si j’ai poursuivi la lecture, c’est uniquement parce que le sujet me rendait très curieuse et parce qu’Emmanuel Carrère est un écrivain que j’aime beaucoup.
À partir de la page 143, on entre enfin dans le vif du sujet, l’histoire des débuts du christianisme, et ça devient plus accrocheur. Cette histoire, il nous la raconte en axant sur le personnage de Paul, mais aussi sur celui de Luc, un des quatre évangélistes du Nouveau Testament. On y croise aussi d’autres personnages historiques, mais qui deviennent ici des figures secondaires, dont le frère de Jésus et d’anciens disciples, le plus souvent en conflit avec le fameux Paul. Tout ça, sur fond d’Histoire, car Emmanuel Carrère met tout en contexte. Il s’avère que ces temps étaient politiquement très troublés et, franchement, les dictateurs et terroristes de l’époque n’avaient rien à envier à la nôtre en terme de cruauté. Par moments, c’est la terreur avec un grand T.
Il y est question des Sicaires, ces radicaux juifs qui tuaient d’un coup de poignard au milieu de la foule des Romains et leurs sympathisants, et de la rébellion juive contre les Romains qui s’est terminée par le siège de Jérusalem en 70 et la destruction du Temple. L’auteur évoque aussi le massacre des chrétiens par Néron après l’incendie de Rome en 64.
Très documenté, Emmanuel Carrère se base sur une analyse rigoureuse de tous les textes existants, que ce soit ceux de la Bible ou ceux d’historiens ou d’analystes. Toutefois, on ne peut pas qualifier ça d’essai ou de biographie, car en bon romancier, il comble les trous avec ses interprétations (mais prend bien soin de nous en aviser). Il imagine ce qu’a pu être le caractère des personnages et comment a pu se dérouler l’histoire, spéculant sur ce qui est probablement vrai… ou pas.
Notre civilisation est tellement imprégnée de christianisme que cette démarche donne un éclairage pertinent sur ce qui anime notre culture et, surtout, sur sa bougie d’allumage. Ça demeure le récit assez extraordinaire d’un homme hors du commun (bien que difficile à cerner avec justesse) et d’une poignée de ses disciples sans le sou, persécutés et sans grande crédibilité auprès de la masse… dont le mouvement, simple secte au départ, a fini par influencer toute la civilisation occidentale.
Si le mystère demeure à la fin du livre (malgré des pistes possibles), j’ai tout de même été touchée par cette quête d’Emmanuel Carrère et par l’enseignement qu’il tente d’en tirer. J’ai appris beaucoup de détails historiques, j’ai été horrifiée par certains événements, j’ai souri devant certaines histoires invraisemblables, mais j’ai aussi réfléchi et médité sur la profondeur et la complexité de toute cette quête de sens qui relie (et divise!) l’humanité.