Tout bouge et rien ne se passe exactement comme on l’avait prévu. Jennifer Egan nous invite au bal du temps dans son roman « Qu’est-ce qu’on a fait de nos rêves? », prix Pulitzer 2011. Danseurs talentueux ou maladroits, parfois chanceux, parfois pas, ses personnages se frôlent, s’entrecroisent, se choisissent ou se saluent le temps de quelques pas. Ils évoluent comme ils peuvent sur une piste accidentée, s’enfargent, se relèvent, prennent des pauses avant de reprendre leur élan. Et c’est comme ça, presque à leur insu, que le temps file et que leur vie se chorégraphie.
Le titre traduit évoque une certaine nostalgie, mais il n’est pas tant question ici de rêves perdus que de la vie qui est mouvement constant. Pour survivre, nous sommes obligés d’apprendre à valser avec une certaine souplesse. Le titre original, « A Visit from the Goon Squad », qui signifie une visite des « gros bras » payés pour intimider les grévistes ou l’adversaire, est d’ailleurs une métaphore de cet élément imposant qu’est le temps, qui vient se mettre en travers de nos routes pour faire dévier notre trajectoire, parfois brutalement.
Jennifer Egan nous dépeint ses personnages à travers une narration non linéaire à plusieurs voix qui nous laisse entrevoir plus nettement ce lien ténu entre les êtres et les événements, qui, tous, influencent le cours des choses dans le tourbillon des années. Ces récits multiples se lisent comme de courtes nouvelles mais forment un grand tout.
Ainsi, Sasha, une kleptomane new-yorkaise dans la mi-trentaine, partira ce bal. On la rencontre peu après 2001, à un moment flottant de sa vie, alors qu’elle vient de voler un portefeuille en présence d’Alex, une aventure d’un soir. Elle consulte un psy et est en période de remise en question entre un passé tumultueux et un avenir plus serein, qui nous seront racontés plus tard dans le roman à travers les yeux de son oncle Ted et de sa fille Alison.
Au second chapitre, Sasha est reléguée au second plan et on fait la connaissance de Bennie quelques années plus tôt. Producteur de musique et patron de Sasha, il traverse lui aussi une période trouble, de déroute et d’angoisse (il avale de la poudre d’or pour remédier à son problème d’impuissance sexuelle et utilise des pesticides pour détruire le poil de ses aisselles!).
Et ainsi, de chapitre en chapitre, on plonge parfois dans les années 80, parfois au début des années 2000 ou plus tard. On suit tour à tour des membres de l’ancien groupe punk de Bennie ou un des personnages qui a croisé son chemin ou celui de Sasha.
La vie est mouvement et chaos, dira l’un des personnages. Dans ce magma d’histoires, l’auteure trace une ligne fine pour ordonner un peu ce chaos, mais son récit exige du lecteur un certain effort d’attention pour suivre les protagonistes du récit, qui, de personnages très secondaires dans certains chapitres, deviennent le personnage principal dans un autre. Parfois, c’est nécessaire de revenir vers l’arrière pour se rafraîchir la mémoire, mais chacun de ces bouts de vie m’a captivé et j’ai pris plaisir à resituer les différents individus d’une histoire à l’autre. À la fois colorés et semblables à chacun de nous, ces êtres prennent ancrage dans un monde très contemporain qui est le nôtre et qui progresse à une vitesse folle.
On terminera cette traversée dans le futur à l’emplacement des tours tombées du World Trade Center, lors d’un spectacle-événement organisé par un Bennie dans la soixantaine, aidé par Alex, l’aventure d’un soir de jadis de Sasha. La boucle est bouclée, même si on sait que la ronde va inévitablement reprendre. Rien ne se passe exactement comme prévu mais tout est possible. Le temps est un gorille sans scrupules, mais il ne faut surtout pas se laisser intimider.